25
La cité de Ness était nichée entre deux collines en pente douce, avec en toile de fond de pâles pics montagneux d’une couleur qui déclinait le gris argent du ciel. La région environnante se présentait comme une mosaïque de champs cultivés, de clairières et de vergers. Ness était une ville de cultivateurs.
Taol et Chipeur l’atteignirent alors que l’aube achevait de se lever. Les montagnes de l’Est gardaient jalousement les rayons du soleil, aussi le jour arrivait-il toujours un peu plus tard à Ness.
La cité était vieille et dégradée par le temps. Ses bâtiments massifs, sans fioritures, avaient été conçus dans un souci plus fonctionnel qu’esthétique. En se dirigeant vers le centre, les deux compagnons passèrent devant une foule de boutiques : tanneurs, bouchers, charrons. Ness vivait de ses moutons. On les tondait au printemps pour leur laine, on les trayait pour fabriquer du fromage, on les tuait pour leur viande, leur peau donnait du parchemin et leurs excréments étaient utilisés comme engrais dans les semailles de printemps.
La ville était partout célèbre pour sa laine : les femmes de Ness avaient le doigt léger sur le rouet, et produisaient un fil doux et fin. Les teinturiers excellaient dans l’art de préparer de splendides couleurs – des rouges en particulier : manteaux et gilets écarlates ou cramoisis avaient la préférence des hommes. Le privilège de porter des couleurs vives était au demeurant refusé aux femmes, lesquelles devaient se contenter de nuances sourdes de brun ou de bleu. Taol en remarqua cependant une ou deux vêtues de teintes éclatantes ; elles se détachaient dans la foule, affichant clairement leur profession par leurs couleurs criardes.
L’air était froid et mordant. Taol prit conscience qu’il allait devoir acheter des vêtements chauds, maintenant qu’ils étaient dans le Nord. Il sourit en voyant sur le marché les étals où les peaux de moutons et les carrés de laine s’empilaient bien haut – sans conteste, il se trouvait au bon endroit.
Le chevalier ne quittait pas Chipeur des yeux ; il n’avait pas l’intention de le laisser partir en prospection à travers la ville. Comme ils déambulaient dans le marché, Taol avait dû plusieurs fois le retenir par la tunique – le gamin repérait un marchand ventripotent, ou une femme richement vêtue, et dérivait machinalement dans leur direction.
« Je veux juste les soulager de quelques pièces, ça ne les mettra pas sur la paille », protestait Chipeur en se torchant le nez avec sa manche. Le gamin, guère habitué aux rigueurs du climat nordique, s’était enrhumé.
« Non, tu nous attirerais des ennuis à tous les deux.
— Nous avons des achats à faire, non ? Il ne doit pas te rester grand-chose après ce que tu as payé au maquignon de Toulay. » Taol ne trouva dans son sac qu’une pièce d’or et une poignée de pièces d’argent.
« Je pensais avoir davantage. » Il jeta un regard soupçonneux à Chipeur, mais ce dernier haussa les épaules.
« On dirait bien que je vais devoir faire un peu de prospection, en fin de compte. » Le gamin croisa les doigts et fit craquer d’un coup toutes ses phalanges.
« Ne sois pas trop long. Et fais attention ! » Taol regarda Chipeur se fondre dans la foule, puis se dirigea vers un étal qui proposait des étoffes. Il cherchait de la grosse laine ; le froid ne lui faisait pas peur, mais à l’évidence le gamin ne le supporterait pas aussi bien.
« Le bonjour, monsieur. » Le drapier avait un drôle d’accent ; il dévisagea Taol avec une curiosité non dissimulée. « Vous venez du Sud, n’est-ce pas ? » Il n’attendit pas la réponse. « Je le vois à la pauvreté de votre habillement. Sans vouloir vous offenser, vous devriez vous offrir un nouveau manteau. J’ai justement là une laine magnifique. » Il sortit un rouleau écarlate. « Touchez. » Taol caressa l’étoffe de bonne grâce. Elle était effectivement plus douce que celles dont il avait l’habitude.
« N’avez-vous rien qui soit d’une couleur moins voyante ? Un gris, ou un brun ? » Le marchand regarda Taol comme s’il était fou.
« Monsieur, ce sont des couleurs bonnes pour les femmes. Un homme de votre importance aurait l’air coruscant à souhait dans une robe rouge. » Taol ignorait totalement ce que signifiait le mot coruscant, et préférait ne pas le savoir.
« Du gris, j’insiste. Combien de temps vous faudra-t-il pour me faire deux manteaux et deux tuniques ?
— Voyons voir. » Le marchand scruta Taol, calculant de toute évidence combien il pouvait lui demander. « Je peux vous les avoir pour demain à l’aube, si le prix est correct.
— Et quel serait un prix correct ?
— Quatre pièces d’or. » L’homme regarda Taol droit dans les yeux, le mettant au défi de discuter.
« Deux, rétorqua Taol en haussant un sourcil.
— Monsieur, la couturière à elle seule me coûtera déjà deux pièces d’or, sans compter la qualité supérieure de ma laine. » L’homme agita les bras pour illustrer son propos. « Je ne peux pas descendre en dessous de trois.
— Va pour trois, dans ce cas. » Cela restait exorbitant, mais le chevalier n’aimait pas marchander. Il indiqua au marchand le style de coupe qu’il désirait ainsi que la taille approximative de Chipeur, versa l’acompte réclamé et s’en alla.
Taol décida d’acheter quelque chose à manger en attendant le retour de Chipeur. Il hésitait entre du cœur de mouton farci et du boudin noir quand une voix féminine lui glissa à l’oreille : « Si vous venez avec moi, je vous conduirai à la meilleure table de Ness. »
En se retournant, Taol découvrit une jeune fille aux cheveux auburn vêtue d’une robe brune – ce n’était donc pas une prostituée. Son visage avait quelque chose de familier. La fille interpréta correctement son expression perplexe : « Vous venez de conclure une affaire avec mon père, le drapier. » Elle sourit et continua sur un ton désinvolte. « Une bien mauvaise affaire, au passage. » Sa voix était douce, agréable, avec une trace du même accent chantant que son père.
« Que vous importe ? Vous bénéficierez sans doute des talents de marchandage de votre père.
— Il est bien assez riche comme cela. » La fille lui fit signe de la suivre à travers la foule.
« Il avait pourtant l’air chichement vêtu – à moins qu’il ne s’agisse d’un truc de vendeur ? »
— Père connaît tellement de trucs que j’en perds le compte. Pour commencer, il ne paiera pas deux pièces d’or à une couturière ; c’est moi qui vais coudre vos manteaux. »
Taol ne put s’empêcher de sourire. « Ne devriez-vous pas vous mettre au travail, dans ce cas ? J’en ai besoin pour demain.
— Vous quittez Ness demain ? » Elle paraissait déçue.
« En quoi cela vous regarde-t-il ? » Taol se méfiait toujours des gens qui l’interrogeaient sur ses déplacements. La fille en prit ombrage.
« En rien, vous avez raison, répondit-elle fièrement. Je dois vous laisser. Vous ne voudriez pas que vos manteaux prennent du retard. » Elle commença à s’éloigner.
« Attendez », lui cria Taol. La fille pivota. « Je suis désolé de vous avoir offensée. Je serais ravi que vous acceptiez de me conduire à la meilleure taverne de la ville.
— Je n’ai jamais parlé de taverne, dit-elle en revenant vers lui. La meilleure nourriture de Ness est celle que je prépare moi-même, dans ma cuisine. »
Il suivit la fille à travers le marché, le long d’une ruelle puis dans une rue large et animée. Il jetait des coups d’œil autour de lui, cherchant à repérer Chipeur ; aucun signe du gamin. Cela ne l’inquiétait pas outre mesure. Chipeur était plein de ressources et il le retrouverait tôt ou tard.
« Nous y voilà, annonça la fille en s’arrêtant à la porte d’une maison ancienne mais bien entretenue. Oh, ne vous en faites pas. Personne ne vit ici, hormis mon père et moi. Il est bien trop pingre pour avoir des serviteurs. » Après l’avoir fait entrer, elle le conduisit au bas d’un escalier dans une cuisine chaude et enfumée.
« Vous me faites un grand honneur en m’invitant chez vous. » Taol connaissait bien les coutumes du Nord et les formules d’usage.
« Vous n’êtes pas de la région, n’est-ce pas ? » La fille s’affaira dans la cuisine.
« Non. Pas plus que vous, si je ne m’abuse. Vous avez une pointe d’accent qui ne vient pas de Ness. » Taol accepta la chope de bière qu’on lui tendait.
« Vous avez l’oreille fine. Mon père est originaire d’une ville beaucoup plus à l’ouest. Quand ma mère est morte, alors que je n’étais qu’une enfant, nous avons voyagé vers l’est pour finir par nous installer ici. » La fille découpa quelques tranches d’un pain tiède et croustillant qu’elle beurra généreusement.
« Quelle était cette ville ?
— Harvell, au cœur des Quatre Royaumes.
— Depuis combien de temps en êtes-vous partis ? » C’était la première fois que Taol rencontrait une personne originaire des Quatre Royaumes ; il vit là l’occasion de se renseigner un peu avant de s’y rendre.
« Il y a dix ans maintenant. Bien sûr, mon père y retourne presque chaque année pour impressionner notre famille avec sa fortune toute neuve. » La fille retira l’un des récipients suspendus au-dessus du feu. Quand elle souleva le couvercle, une odeur délicieuse remplit la cuisine. « Pourquoi toutes ces questions ?
— Je pars chercher du travail dans l’Ouest. Je pourrais me diriger par là-bas.
— À votre place, je n’irais pas jusqu’aux Quatre Royaumes. Ils sont en guerre avec les Halcus depuis des années, et les récoltes comme les troupeaux en ont souffert. Il n’y aura guère de travail pour un étranger.
— Les raisons de cette guerre m’échappent. Les deux camps me paraissent gaspiller leurs forces sans gain évident. » Taol essayait de parler sur un ton neutre ; il ne tenait pas à révéler son intérêt.
« Père prétend qu’il y a quelque chose de louche dans cette affaire. On dirait que chaque camp connaît à l’avance les moindres manœuvres de l’autre. » La fille servit une grosse portion de ragoût dans une écuelle. Taol aperçut des carottes, des navets, des oignons et de l’agneau.
« D’ordinaire, c’est le signe qu’une personne haut placée souhaite voir s’éterniser le conflit.
— C’est exactement ce que dit mon père. Il prétend que le chancelier du roi – comment s’appelle-t-il ? -, messire Baralis, serait derrière tout ça.
— Ce Baralis serait donc le maître des Quatre Royaumes ?
— Depuis que le roi a été atteint par une flèche, voilà cinq ans, quelques hommes s’amusent à manipuler les événements dans les royaumes. On dit la reine forte, cependant – elle fait paraît-il une bien meilleure souveraine que le roi du temps où il était valide. La meilleure chose qui puisse arriver serait que le roi meure pour que son fils lui succède. Peut-être le prince pourrait-il ramener la paix. »
La fille vint s’asseoir à côté de lui en grignotant un bout de pain. Taol la détailla pendant quelle mangeait : jolie, le nez et les joues parsemés de taches de son. Il se demanda pourquoi elle l’avait invité à son domicile. Comme si elle avait lu dans ses pensées, elle dit : « Ce n’est pas dans mes habitudes de ramener des inconnus à ma table. Je vous ai vu avec mon père, et vous aviez l’air… » Elle hésita, un peu embarrassée. « Vous aviez l’air d’avoir besoin d’une bonne cuisine maison. » Taol eut la nette impression qu’elle avait voulu dire autre chose.
« Vous devez sûrement voir passer beaucoup de monde par ici ? » Il n’avait pas l’intention de la laisser s’en tirer si facilement.
« Oui, de vieux ouvriers malodorants, des voleurs à la tire ou pire encore… » Elle se plongea dans la contemplation de son écuelle. « Vous aviez l’air différent, une espèce d’aventurier, un prince en exil ou je ne sais quoi.
— Je ne suis pas un prince. » Taol tendit la main et releva le menton de la fille, l’obligeant à croiser son regard.
« Je ne connais même pas votre nom. » Elle devint soudain nerveuse, et commença à ranger les écuelles.
« Je m’appelle Taol. » Comme toujours, son nom lui semblait tronqué sans son titre de chevalier.
« Et moi Kendra, fille de Filstus le drapier.
— Eh bien, Kendra, je vais devoir prendre congé. Il y a quelqu’un qui doit m’attendre. » Taol ne désirait pas profiter de la jeunesse et de l’inexpérience de la fille. Il s’inclina bien bas, comme à la cour. « Merci pour votre hospitalité. » En quittant la cuisine, il lut sur son visage qu’elle brûlait de le rappeler. Il ne lui en laissa pas l’occasion, se détournant vivement pour remonter les escaliers et sortir de la maison.
De retour au marché, Taol se mit en quête de Chipeur. Après l’avoir cherché quelque temps en vain, il décida que la meilleure solution consistait à se placer dans un lieu bien en vue et attendre que le gamin le trouve.
Tavalisc était perdu dans la contemplation de sa bague d’archevêque. Il avait reçu cet anneau officiel portant le sceau de la cité de Rorne lors de sa nomination. Supposé dater de plusieurs millénaires, ce bijou avait en principe une valeur inimaginable. Tavalisc admira sa forme à la lumière du soleil. C’était vraiment une excellente copie. Naturellement, on ne risquait plus de la comparer à l’originale, qui gisait à tout jamais quelque part au fond d’un lac de sable.
Tavalisc avait tiré un enseignement précieux de cette supercherie – les gens croyaient ce qu’ils voyaient. Le fait qu’il soit archevêque, et par conséquent au-dessus de tout soupçon, lui facilitait évidemment les choses, mais il avait l’intuition que cette prémisse se vérifierait pareillement à un niveau social moins avantageux que le sien.
Une fois qu’il eut compris que son anneau passait pour le vrai, il commença à multiplier les substitutions. Il avait commencé en douceur, remplaçant une poterie inestimable de Tyro par une pièce identique sans valeur, produit d’un artisan de Rorne aussi brillant que dépourvu de génie. Mais avant longtemps il avait étendu son entreprise, au point qu'à sa grande fierté il ne restait pratiquement plus rien d’authentique dans son palais.
Il s’était montré extrêmement prudent, au point de faire trancher la gorge de ses copistes et, quand il le jugeait nécessaire, celle des membres de leur famille. Conséquence de ses larcins, il possédait maintenant un trésor substantiel caché dans une résidence privée à un jet de pierre du palais. C’était sa poire pour la soif. Même si le peuple ingrat et notoirement volage de Rorne décidait de se débarrasser de lui, elle l’assurait de vivre dans l’opulence jusqu’à la fin de ses jours. Et Tavalisc aimait vivre dans l’opulence, presque autant que semer la discorde.
De plus en plus souvent, il pensait à cette solution de repli. Les nouvelles du monde l’inquiétaient. Les événements qu’il avait initiés restaient sous son contrôle et ne lui causaient aucun souci, mais ce qui se tramait dans le Nord, en particulier cette proposition de mariage entre Catherine de Brennes et le prince Kylock des Quatre Royaumes, le troublait profondément : la prophétie de Marod était en train de se réaliser sous ses yeux. Il ignorait si d’autres s’en rendaient compte ; il savait seulement qu’il lui revenait d’empêcher cet accomplissement. Rorne ne deviendrait pas le laquais de quelque empire nordique. Tyren convoitait ses marchés ; le duc de Brennes et Baralis étaient beaucoup trop ambitieux pour se contenter de dominer le Nord. Tout cela finirait par une guerre.
Non que cela fût nécessairement une mauvaise chose. Tavalisc frotta ses mains potelées. S’il agissait avec discernement, Rorne pourrait retirer un joli profit de toute cette affaire.
Gamil frappa à la porte et entra. « La réponse de messire Maybor est enfin arrivée, Votre Éminence. » Il tendit la lettre à l’archevêque, qui en étudia le sceau. Intact. La lettre « M » était clairement lisible dans la cire cramoisie. Sur un côté de l’initiale figurait un cygne, sur l’autre une épée.
« Très approprié », murmura Tavalisc. Il brisa le sceau et ouvrit la lettre. Il lui fallut un moment pour en déchiffrer le texte, rédigé d’une main malhabile peu accoutumée à écrire. À l’évidence, messire Maybor n’avait rien d’un érudit – observation qui réjouit l’archevêque au plus haut point. Il préférait avoir affaire à des hommes légèrement moins intelligents que lui.
Gamil attendit impatiemment qu’il achève sa lecture. Tavalisc prit délibérément tout son temps, histoire de l’agacer. « Versez-moi donc du vin. Un rafraîchissement m’éclaircira les idées.
— Que dit messire Maybor, Votre Éminence ? demanda Gamil en lui tendant un verre de vin.
— Il désire connaître mon identité. Il se dit très intéressé par une alliance contre – comment tourne-t-il cela ? » Tavalisc se pencha sur la lettre. « … contre un certain traître au cœur noir que nous connaissons bien tous deux. » Tavalisc sourit. « Il n’est pas dénué d’une certaine poésie un peu fruste, ne trouvez-vous pas, Gamil ?
— Donc, il est d’accord ?
— Oh, il est même des plus enthousiastes. Sa haine de Baralis rejaillit presque de la page. Il insiste cependant pour connaître mon identité, même si je crois qu’il s’en doute.
— Qu’est-ce qui vous fait penser cela, Votre Éminence ?
— Il écrit : « Que vous soyez évêque ou grand seigneur, je suis votre homme."
— Vous pensez donc vous dévoiler, Votre Éminence ?
— Oui, je crois qu’il est temps. Vous allez rédiger une réponse immédiatement. Je veux découvrir ce qu’il sait des plans de Baralis pour marier Kylock à Catherine de Brennes. » Tavalisc sourit gaiement. « Messire Maybor semble avoir un sérieux grief contre Baralis. Je suis sûr que son aide se révélera inestimable.
— Je vais lui écrire dès aujourd’hui, Votre Éminence. Sa réponse mettra du temps à nous parvenir.
— Je ne m’inquiète pas pour cela, Gamil. Même si les fiançailles se déroulent sans accroc, Kylock ne se mariera pas tout de suite. C’est un prince, il aura besoin de longues fiançailles. Par ailleurs, indépendamment de cette histoire d’alliance entre Brennes et les Quatre Royaumes, je souhaite garder un œil sur notre ami Baralis. Je ne l’ai rencontré qu’une fois, mais laissez-moi vous dire, Gamil, que c’est un homme dangereux. Il a soif de pouvoir et d’influence.
— J’ignorais que Votre Éminence avait déjà rencontré messire Baralis. » Gamil allait à la pêche aux renseignements.
« Il y a tant de choses que vous ignorez, Gamil, répondit l’archevêque qui n’avait nullement l’intention de mordre à l’hameçon.
— Baralis est-il originaire des Quatre Royaumes ?
— Je ne répondrai plus à vos questions, Gamil.
— Si Votre Éminence en a fini, je vais me retirer pour composer une réponse.
— Très bien, Gamil. Songez à m’en montrer une copie avant de l’envoyer.
— Puisque vous avez l’intention de lui dire qui vous êtes, comptez-vous utiliser votre sceau ?
— Ne soyez pas stupide. Si cette lettre tombait entre de mauvaises mains et qu’elle portait mon sceau, je pourrais me retrouver dans une position des plus inconfortables. Pas de sceau. Messire Maybor sait déjà qui je suis ; il a seulement besoin d’une confirmation. Soyez discret en me présentant – désignez-moi sans me nommer. Compris ?
— Oui, Votre Éminence.
— Excellent. Au fait, Gamil, j’ai cru remarquer une certaine baisse d’enthousiasme de la part de Toulay en ce qui concerne l’expulsion des chevaliers. Faites en sorte que la situation retrouve un peu… d’allant.
— Il en sera fait selon votre désir. Y a-t-il autre chose ?
— Non, Gamil, ce sera tout. » Tavalisc chassa son assistant d’un revers de main, savourant sa surprise. Il valait mieux ne pas se montrer trop prévisible ; cela maintenait les serviteurs en alerte.
Maybor se retrouvait une fois de plus sous le vent de la pile d’immondices. La puanteur était à peine perceptible ce jour-là, cependant. Les détritus devaient avoir gelé à cause du froid, songea-t-il, maussade, en resserrant les pans de son manteau.
Ce rendez-vous était né d’une rencontre inattendue dans les bois deux jours auparavant. Après son audience auprès de la reine, il avait décidé d’effectuer une petite promenade à cheval dans la forêt pour s’éloigner du château et de toutes les humiliations qu’il avait subies. Il avait besoin de réfléchir au calme avant de décider de la marche à suivre. La providence lui avait fait rencontrer une personne qui risquait de s’avérer précieuse.
Au moment de rentrer, il avait repéré un groupe d’hommes au loin. L’absence de tout uniforme lui avait permis de conclure qu’il ne s’agissait pas de la Garde royale. Maybor allait s’approcher pour découvrir de quoi il retournait quand il avait vu un personnage reconnaissable entre mille rejoindre le groupe. Drapé de noir, grand, impressionnant – Baralis.
Il avait observé la réunion avec un intérêt croissant. Trop loin pour entendre ce qui se disait, il avait néanmoins eu l’impression distincte que Baralis était en train de s’adjoindre leurs services ; soupçon confirmé quand il avait vu Baralis jeter une bourse à l’un d’entre eux. À l’évidence, il recrutait de nouveaux mercenaires.
Maybor allait se retirer, sa curiosité satisfaite, quand il avait remarqué un mouvement dans les buissons à la gauche du groupe – un autre espion rôdait dans les parages. Le seigneur avait attendu que la réunion se disperse. Baralis avait repris la direction du château, et les hommes s’étaient dispersés dans les bois. Maybor avait pressé son cheval en direction de l’homme caché dans les buissons. L’autre était sorti à découvert en le voyant approcher. Ce n’était pas un serviteur craintif ou un vulgaire braconnier.
Maybor s’était porté à sa hauteur. « Que fais-tu dans ces bois ? » demanda-t-il.
L’homme l’avait dévisagé avec insolence. « À ma connaissance, ces bois ne sont pas les vôtres, messire Maybor. » Maybor s’était demandé où il avait déjà vu cet homme grand et musclé.
« Puisque tu sais mon nom, je voudrais connaître le tien. » Maybor avait remarqué que l’homme portait un épais bandage autour du bras.
« Je ne fais pas mystère de mon identité. Je m’appelle Traff. » Il avait craché un jet de chique.
« Peut-être me diras-tu pourquoi tu espionnais messire Baralis ? » Maybor avait vu l’autre soupeser sa réponse. Il s’agissait à coup sûr d’un mercenaire – leur arrogance bravache et leur manque de respect étaient caractéristiques.
« Chacun fait ce qu’il veut de ses moments de loisir.
— Y compris espionner l’homme qui t’emploie ? » devina Maybor.
Traff avait creusé les joues, réfléchissant à sa réponse. « En quoi cela vous concerne-t-il ?
— Tu m’as l’air mécontent de ton maître actuel.
— Et quand bien même ? avait rétorqué Traff avec une indifférence étudiée.
— Tu pourrais changer de maître. »
Le visage du mercenaire était demeuré impassible. « Il y a toujours un risque à changer de maître.
— Mais la récompense est parfois grande. » Ayant estimé qu’il avait assez joué au chat et à la souris – il avait posé le fromage bien en vue, le rongeur n’avait plus qu'à se décider – Maybor avait tiré sur les rênes de son cheval. « Si tu souhaites en discuter plus avant, retrouve-moi dans deux jours, à la même heure, sous le vent du tas d’immondices. »
Il avait pressé son cheval et s’était éloigné.
Il attendait donc Traff. Il savait que le mercenaire viendrait ; l’amertume et le dégoût avaient été lisibles dans ses yeux. Maybor se frotta les mains pour les réchauffer. Le gel avait sévi la nuit précédente, et il en restait quelque chose dans l’air. Maybor commençait sérieusement à s’impatienter. Il n’avait pas pour habitude qu’on le fasse attendre.
Quelques minutes plus tard, une silhouette se détachait de la brume glaciale. « Bel endroit pour une rencontre », dit Traff en guise de salutations.
— Il a ses avantages. » Maybor haussa les épaules. Il remarqua que le mercenaire portait toujours son bandage. « Que t’est-il arrivé au bras ? » Il avait posé la question sans malice, pour jauger le tempérament de l’homme, mais en le voyant se rembrunir sans répondre, Maybor comprit qu’il avait touché un point sensible.
« Dis-moi, dit-il pour changer de sujet, as-tu appris quoi que ce soit d’intéressant pendant que tu étais dans les buissons ?
— J’ai entendu différentes choses, répondit Traff avec méfiance.
— As-tu réfléchis à ma proposition ?
— Comment puis-je être sûr que cela en vaudrait la peine ?
— Je suis l’homme le plus riche des Quatre Royaumes, déclara simplement Maybor. Fixe ton prix. » Son offre laissa l’autre sans réaction. Maybor changea d’approche. « Terres, nominations, pensions, tout cela peut s’obtenir.
— Ce n’est pas seulement une question d’argent. » Traff cracha sa chique et enfonça la pulpe dans la terre gelée avec le talon de sa botte. De toute évidence, le mercenaire n’était pas motivé par la cupidité mais par une émotion plus viscérale… la peur.
Maybor s’exprima posément : « Baralis est un homme très puissant, mais il n’est pas invincible. » Cette fois, il avait éveillé l’intérêt de Traff. « La gorge tranchée, il mourrait comme n’importe qui. J’ai moi-même tiré l’épée devant lui et je suis encore là pour en parler. » Il repoussa commodément la tentative manquée de Scarles dans un coin de sa mémoire.
« Si vous souhaitez vous débarrasser de Baralis, ne comptez pas sur moi. » Le ton de Traff était brusque et inflexible. « J’attache trop d’importance à la vie.
— Mais ai-je tort de supposer que tu aimerais être débarrassé de lui ? » L’expression de Traff lui apprit qu’il avait touché juste. « Toi et moi avons des objectifs similaires, mon ami. Nous devrions unir nos forces pour les atteindre. » Là ! La proposition était sur la table. Il allait laisser Traff en méditer les termes. Il ne fallait jamais précipiter ce genre de négociations. « Je dois partir, maintenant, j’ai des affaires en suspens. Si tu souhaites parvenir à un arrangement, contacte-moi dans les prochains jours. Je compte sur ta discrétion. » Maybor s’inclina de manière presque imperceptible, puis s’éloigna en direction du château.
L’entretien s’était bien déroulé. Traff avait montré peu d’affection pour son maître ; les serviteurs dépités constituaient toujours un terreau fertile pour la traîtrise. Bien entendu, le mercenaire se méfiait encore de lui. Il faudrait continuer à le caresser dans le sens du poil, mais il finirait par se laisser convaincre. Maybor n’était pas d’un naturel patient et n’appréciait guère le lent processus de l’intrigue. Mais décrocher un espion dans le camp de Baralis valait bien cette attente.
À sa prochaine rencontre avec Traff, Maybor commencerait à lui tirer les vers du nez, histoire de découvrir ce que tramait Baralis. Le seigneur s’immobilisa net – Traff faisait probablement partie des mercenaires envoyés à la recherche de Melliandra. Il se souvint des paroles de Kedrac : « Je crois qu’ils ont tenté de la violer. » Son sang se figea dans ses veines. Il resta là, le regard perdu dans la brume tourbillonnante – quel genre d’homme était-il pour pactiser avec celui qui avait brutalisé sa fille ? Ses yeux se plissèrent – Baralis seul en portait la responsabilité. C’était le chancelier du roi qui le poussait à cela, qui le réduisait à conspirer avec l’agresseur de son enfant. Il fallait régler coûte que coûte le cas de Baralis ; l’honneur et la fierté familiale passeraient ensuite.
Le jour cédait la place au crépuscule quand le gamin réapparut enfin. Taol était de mauvaise humeur ; il avait attendu des heures sur le marché, et sa présence avait éveillé la suspicion de plus d’un bailli local. « Où étais-tu passé ? demanda-t-il.
— Ici et là, tu sais, à prospecter. » Le gamin secoua sa besace ; des pièces tintèrent à l’intérieur. « La journée n’a pas été mauvaise. » Il sourit de toutes ses dents pour encourager Taol à le pardonner.
« Viens, dans ce cas. Il est temps de nous trouver une chambre pour la nuit. » Ne souhaitant pas sillonner la ville à la recherche de la meilleure auberge, le chevalier décida de s’arrêter dans la première qu’ils croiseraient.
De fait, le premier établissement leur parut très confortable – et coûteux. L’aubergiste se vantait de recevoir les plus riches négociants de passage. Taol jeta un bref regard à Chipeur, qui acquiesça vigoureusement. À l’évidence, il avait récolté plus d’argent qu’il n’en fallait.
« Nous prendrons votre plus petite chambre pour la nuit.
— Non, je crois que nous en prendrons deux, intervint le gamin. » Taol lui adressa un regard inquisiteur. « Je n’ai pas eu une bonne nuit de repos depuis longtemps et ma seule chance d’en passer une consiste à dormir seul. Tu ronfles comme un âne ! » Chipeur et l’aubergiste eurent un rire de connivence.
« Nous prendrons une seule chambre, insista Taol.
— Monsieur, je peux vous proposer une chambre supplémentaire à moitié prix pour votre fils. » L’aubergiste cherchait visiblement à faire gonfler la note. Sans comprendre exactement ce qui se passait, Taol avait la certitude que Chipeur manigançait quelque chose. Le gamin et l’aubergiste le fixaient tous les deux d’un air implorant.
« Très bien, deux chambres, mais qu’elles soient modestes – mettez le petit dans un placard si vous n’avez rien d’autre.
— Une sage décision, monsieur. Vous et votre fils vous réveillerez d’autant plus dispos demain. » L’aubergiste rayonnait à l’idée du profit supplémentaire. « Et maintenant, peut-être aimeriez-vous souper un peu ? Nous avons du faisan bouilli, du brochet au beurre, du rôti de veau et, naturellement, de l’agneau. » À la façon dont sa voix descendit vers la fin, l’agneau était certainement le moins cher.
« Nous prendrons de l’agneau. » La déception courut sur le visage de l’aubergiste. « Apportez-moi aussi un pichet de bière.
— La cuvée spéciale ? s’enquit l’autre, plein d’espoir.
— Non, l’ordinaire. »
Une fois Chipeur et lui confortablement attablés près de la gigantesque cheminée de la salle commune, Taol se tourna vers le gamin.
« Quel est le fin mot de toute cette histoire de chambres ?
— J’ai largement de quoi couvrir la dépense supplémentaire, répondit Chipeur en se servant une chope de bière.
— Ce n’est pas ce que je te demande. » Taol lui retira la chope des mains. « Qu’as-tu fait aujourd’hui, à part prospecter ?
— J’ai rencontré quelqu’un, admit Chipeur avec un air de défi.
— Qui ?
— Une fille. C’est tout. Une rousse, avec des taches de rousseur – plutôt jolie. Elle prétendait te connaître et m’a demandé une faveur.
— Quelle faveur ? demanda Taol d’une voix faussement calme.
— Eh bien, elle m’a dit qu’elle voulait te surprendre dans ta chambre. » Chipeur rougit. « Comme elle avait envie d’être seule avec toi, elle m’a demandé de prendre une chambre séparée. Je ne devais pas t’en parler. Elle m’a donné un baiser pour ma peine. »
Taol s’enfonça en arrière contre le mur. C’était un piège. La fille était de mèche avec Tavalisc, ou Larne, ou quelqu’un d’autre
— Bore savait qui. Elle, ou plus probablement celui ou ceux pour qui elle travaillait, prévoyait de le tuer ou de l’enlever au milieu de la nuit. Il éprouvait une légère déception, l’ayant prise pour une brave fille. Écœuré par sa propre naïveté, il se leva.
«Où vas-tu ? demanda prudemment Chipeur.
— Il est temps de me procurer une arme digne de ce nom. »
Quelques heures plus tard il était dans sa chambre, en train de graisser sa nouvelle lame. Le forgeron qu’il avait trouvé s’était montré réticent à rallumer sa forge si tardivement ; ne se laissant pas décourager, Taol avait pris l’homme par surprise en lui offrant d’acheter l’épée exposée à son mur. Le forgeron avait protesté qu’elle n’était pas à vendre. À l’en croire, c’était sa première épée d’apprenti qui avait satisfait aux critères d’excellence de son maître.
Taol pouvait voir qu’il s’agissait d’une épée solide et sans fioritures, comme il les aimait – il n’appréciait guère les embellissements qu’on pouvait apporter à une arme. Il était parvenu à convaincre l’homme de s’en séparer pour le prix exorbitant de trois pièces d’or. Le forgeron, apparemment pris de remords pour avoir réclamé un tarif aussi élevé, avait rattrapé Taol en courant au moment où il sortait du bâtiment. « Tenez, prenez ça », avait-il dit en lui tendant un fourreau en cuir de porc. « C’est ma femme qui les fabrique. Ça me fait plaisir de vous l’offrir. » Sa culpabilité apaisée, le forgeron se hâta de retourner à l’intérieur.
Taol décida qu’il était temps de se coucher. Il se glissa tout habillé sous les couvertures, sa nouvelle épée contre son ventre, la poignée bien en main. Son couteau pendait à sa ceinture. Il souffla la chandelle et s’arma de patience.
Plus tard, alors que la lune projetait de grandes ombres à travers la pièce, Taol entendit la porte s’ouvrir en grinçant. Une silhouette s’arrêta sur le seuil, puis entra subrepticement. Taol se tendit, prêt à bondir. Quand la silhouette se pencha au-dessus du lit, Taol bondit, l’épée à la main. Il empoigna l’intrus, le jeta contre le lit et lui appliqua sa lame en travers de la gorge.
« Arrêtez ! Je vous en prie ! » s’écria une voix féminine. La fille était donc venue elle-même !
« Qui vous envoie ? demanda Taol en pressant la lame contre la chair.
— Personne. Je suis venue toute seule. » Elle était presque hystérique. « Lâchez-moi, je vous en prie. »
Taol fouilla sa visiteuse dune main – l’autre tenait toujours l’épée contre sa gorge – sans trouver la moindre dague. Il alluma la chandelle avec une pierre à feu de manière à pouvoir examiner le sol – elle avait dû lâcher son arme.
La lumière lui révéla le visage de l’intruse : la fille du drapier, comme il s’y attendait. Des larmes de terreur roulaient sur ses joues. C’était une actrice remarquable. « Ne faites pas un mouvement ou je vous tue », siffla-t-il en cherchant sa lame. Il passa la pièce au peigne fin sans rien trouver, puis se retourna vers Kendra, recroquevillée sur le lit.
« Où est votre arme ? »
Elle parut perplexe. « Je ne comprends pas. » Elle sanglotait de manière incontrôlable.
« Vous êtes venue ici pour me tuer, ne le niez pas. » Une pensée lui vint soudain et il ouvrit la porte de sa chambre à la volée ; personne en vue. « Où sont vos complices ?
— Je vous en prie, je ne sais pas de quoi vous parlez. Je n’ai jamais eu l’intention de vous tuer.
— Pourquoi être venue, dans ce cas ? insista froidement Taol.
— Je voulais vous séduire ! » s’écria Kendra, en éclatant de nouveau en sanglots. Taol prit une profonde inspiration. Ou bien c’était une menteuse consommée, ou bien elle disait la vérité. Il remit son épée au fourreau.
« Pourquoi vouliez-vous me séduire ? demanda-t-il brusquement, toujours sceptique.
— Vous aviez l’air d’un étranger romantique, presque un chevalier, avec vos cheveux blonds et vos belles manières. » La malheureuse rougissait et pleurait simultanément. Taol ne savait quoi lui dire, commençant à se demander s’il n’avait pas fait erreur. Il lui tendit un linge pour sécher ses larmes. Elle le lui arracha des mains et se moucha vigoureusement.
« Vous me paraissez bien jeune pour séduire des inconnus.
— J’ai dix-sept étés passés. » Elle lissa ses jupes. « Et vous m’avez fait passer l’envie d’en séduire d’autres, je peux vous l’assurer.
— Je suis heureux de l’entendre, déclara Taol avec un sourire.
— Je croyais vous faire plaisir. Au lieu de quoi, vous me sautez dessus et manquez me tuer. » Kendra reprenait rapidement des couleurs. « Vous êtes un fou furieux ! Vous avez de la chance que je n’appelle pas les baillis.
— Et comment expliqueriez-vous votre présence dans ma chambre ? » Il se retint de pouffer devant son expression de rage indignée.
« Je pourrais leur dire que vous m’y avez attirée sous un faux prétexte. »
Taol alla lui ouvrir la porte. « En vous hâtant, vous arriverez peut-être à en rattraper un avant qu’il parte se coucher.
— Vous êtes insupportable ! Je ne sais pas ce que j’ai pu vous trouver. » Elle était en colère, mais ne fit pas mine de vouloir s’en aller. Taol referma la porte.
« Je suis désolé de vous avoir fait peur. » Il vint s’asseoir à côté d’elle sur le lit.
« Est-il dans vos habitudes d’essayer de tuer les femmes qui essaient de vous séduire ?
— Je pensais… Non, oublions cela. » Il lui paraissait ridicule d’avoir pu prendre la jeune fille pour un assassin.
« Essaierait-on de vous tuer ? » Kendra avait recouvré son sang-froid ; elle semblait même excitée à la perspective de se retrouver mêlée à une intrigue dangereuse. « J’ai su que vous étiez un aventurier à la minute où je vous ai vu. Travaillez-vous pour le duc de Brennes ?
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Oh, tout le monde sait qu’il a des espions partout.
— Non, je ne travaille pas pour le duc de Brennes. »
La fille parut désappointée. « Mais on cherche bel et bien à vous tuer, n’est-ce pas ? Voilà pourquoi vous m’avez attaquée – vous pensiez que je venais pour cela. » Elle brûlait d’entendre sa réponse.
« Je vous ai prise pour quelqu’un d’autre, en effet. » Taol se sentit soudain très las. « Je crois que vous feriez mieux de partir. »
La fille se rapprocha et l’embrassa sur les lèvres – un baiser léger, hésitant. Taol le lui rendit, doucement d’abord puis, à mesure que le désir s’emparait de lui, plus brutalement, forçant ses lèvres pour goûter la succulence de sa langue. Il la saisit fermement par la taille et l’attira vers lui. Ses doigts parcoururent son corps, caressèrent les courbes de ses seins, de ses hanches. Il tira sur les nœuds de son corsage – comme ils refusaient de céder, il déchira le tissu. Puis il glissa les mains sous ses jupes, à la recherche de la douceur de ses cuisses. Kendra se recula, le visage empourpré. Taol la lâcha et ils restèrent assis un moment, à se dévisager l’un l’autre.
Il se leva. La fille voulut l’arrêter en lui prenant le bras. Il se détacha doucement, traversa la pièce et ouvrit la porte pour la troisième fois de la nuit. « Partez tout de suite, Kendra, avant que je fasse quelque chose que nous regretterons tous les deux. » Sa voix était sévère, et la fille se leva docilement pour gagner la porte. Au moment de sortir, elle regarda Taol avec un mélange de crainte et de désir.